mardi 25 octobre 2016
Sur les traces des coureurs des bois
En cet automne, prenons un peu de recul avec les impressions d'un voyage au Canada d'un fidèle adhérent d'ACCLAME. Ses réflexions, bien qu'anciennes, restent toujours d'actualité.
« Le bruit est le
tonnerre des hommes, mais le silence est le tonnerre de l’Eternel. »
Merveilleux silence
des forêts canadiennes ! Le bruit de l’hydravion s’estompe peu à peu. Il
vient de nous larguer, avec canoës et bagages, au cœur même de la
« wilderness » québécoise par excellence, la réserve faunique de la
Vérendrye, du nom de l’explorateur
contemporain de Louis XV. Un million d’hectares, plus de deux fois la
Savoie, 4 000 lacs, 6 000 rivières, petite portion de l’immense Québec au
million de lacs, grand comme presque trois fois et demie la France. Minuscule
tête d’épingle face à la démesure continentale canadienne (19 fois la France,
10 millions de lacs dont 100 000 ne portent toujours pas de nom). Terres
pionnières à l’aube du 21ème siècle ! Seul le cri mélancolique
du huart peuple maintenant les solitudes et se perd dans les profondeurs
insondables de la sylve originelle. Mais ce qui déroute le plus un Européen
qui, pour la première fois, découvre cet univers, c’est l’impénétrabilité
manifeste de la forêt. C’est en effet du ciel, à basse altitude, qu’on se
convainc rapidement qu’à part le canoë ou l’hydravion, nul déplacement n’est
possible. Amazonie du nord ! Devant, derrière, à droite, à gauche :
ni routes, ni habitations. Où commence le ciel ? Où finit cette mer
forestière dont les îles sont des lacs ? De temps à autre, le pilote nous
fait découvrir un orignal en train de
brouter les renoncules aquatiques, l’envol
brusque du grand héron bleu ou de l’aigle à tête blanche. « Mais comment est-ce que vous entretenez tout
ça ? » s’exclame bien involontairement l’un des passagers de
l’expédition, agent de l’ONF de son état. Éclat de rire du « bush
pilot » (pilote de brousse) qui, d’ahurissement, en lâche presque les
commandes du petit « twin-otter ». « Mais mon cher ami, la Nature qui n’a jamais mal fait les choses, s’entretient toute
seule ! »
En vérité, il a dû en
falloir de l’audace et de la résistance à des Cartier, Cavelier de la Salle,
Samuel de Champlain, Hernando de Soto et autres Davy Crockett pour affronter
ainsi l’inconnu ! Mais laissons parler Bernard Clavel dans son roman Harricana : « La piste qui
s’enfonce dans les immensités réunit tous les atouts pour ficeler un homme.
Elle va de l’avant à travers bois et prairies sans jamais s’encombrer d’autres
conventions que celles du voyage, sans se soucier d’autres lois que les
siennes. Splendide cavale fougueuse, souvent rétive, à qui l’on doit livrer
combat de l’aube à la nuit close, elle sait également se coucher, lascive,
devant ceux qui l’aiment avec toute la tendresse et toutes les grâces. Tour à
tour, fleuve, cascade, rapide, lac, toundra, forêt profonde ou marécage, elle
est la même depuis des millénaires. Des générations de trappeurs l’ont adulée,
jamais jaloux les uns des autres, tremblant seulement qu’on s’attaque à elle.
Faite de douceur au printemps, lorsqu’elle veut inviter les hommes à la
prendre, elle les assomme de chaleur et d’orages en été, leur coup le souffle
en allumant des automnes où flambe sa chevelure de lumière… »
Ah ! l’ivresse de partir dans les bois, avec beaucoup de rêve et un peu de
farine… Aventuriers des temps modernes, nous n’aurons fait « que »
175 km, traversé 22 lacs, franchi 9 barrages de castors, en particulier celui
où fut en partie tourné le film La
guerre du feu. Aux menus, produits lyophilisés sophistiqués certes,
mais aussi assiettées monumentales de bolets et de myrtilles (appelées
là-bas…des bleuets !), et bien souvent le produit de la pêche. Et quelles pêches !!! Messieurs les alevineurs en eaux
troubles hexagonales dénaturées, écoutez
bien ce qui va suivre : on trouve dans ces contrées bénies le raton
laveur, le chat pêcheur, le rat musqué, la loutre, le héron, le pygargue,
l’ours noir, animaux bien souvent piscivores, et des …brochets d’un mètre
cinquante ! Aucun alevinage !!!! La recette de ce miracle ? Elle
est simple. Ou plutôt à la fois simple et compliquée ! L’homme y est rare,
très rare. L’homme ! Cet hyper-
prédateur, prédateur des habitats, donc fauteur d’irréversible … Et hélas, s’il
a été loisible de garder vierges des surfaces considérables, des étendues
non moins gigantesques ont été saccagées. Ainsi l’Hydro-Québec, équivalent
américain de notre EDF, a noyé une surface grande comme la Suisse. Au désespoir
des peuples Cree et Inuit qui entretenaient depuis près de 65 000 ans des
rapports d’harmonie avec leur milieu (on
ne parle pas là-bas d’ « Indiens », terme considéré à juste titre comme
quelque peu insultant…) Shawinigan, Yamaska, Kipawa, Manachouane (« la
rivière aux eaux claires »), Natashkwan (« là où les ours viennent
boire »), Kebec (« là où le fleuve e rétrécit »), Ka-Na-Da
(« cabane de rondins »), Mikilimakinak … Trésors de la langue algonquine
dont la beauté sonore vous plonge dans l’extase ! Je crois bien que c’est
depuis la rive de porphyre du lac Dragon que l’un de nous piqua un jour un
monstre au bout de sa ligne. 1,20 mètre, 9 kilos, plus long que la pagaie du
canoë, et réussit à le ramener. « On
ne peut tuer ou ôter la vie sans remercier à chaque fois Kitché-Manito, le
Créateur, de ce don qu’il nous fait : tout ce que la nature nous offre est
sacré ! Garde en toi ce souvenir. Bien plus, sois reconnaissant, en ce
moment même, d’être encore en vie ! Et même lorsque tu cueilles la moindre
fleur, il faut la remercier de ce sacrifice… ! »
André Gide avait dit : « Celui qui n’a pas le courage de
quitter les rivages connus ne découvrira jamais de Nouveaux Mondes. » Compagnons
d’aventure maintenant répartis aux quatre vents et qu’aura réunis pendant trois
semaines un même amour de la nature sauvage, nous aurons franchi les portes
invisibles de la « wilderness » et cette richesse demeurera pour toujours en nous. Nous aurons bu
directement l’eau pure des lacs et
contemplé des aubes de « premier matin du monde ». Certaines
nuits peuplées d’étoiles, nous aurons
même écouté, retenant notre souffle, le chant mystique du loup qui s’élevait
dans le lointain ! Visions évanescentes de quelque gros cervidé qui
s’ébroue sur la rive d’en face, masse sombre indéfinissable qui disparaît parmi
les troncs de thuyas, cliquetis des longs piquants du porc-épic dans un buisson
de menthe sauvage…Mais aussi : trébucher sous les charges et sur le granit
raboteux du bouclier canadien, patauger jusqu’à mi-cuisse dans la boue des
sentiers de portage, être griffé par les branches des épinettes, subir
l’impitoyable assaut des nuées de moucherons, moustiques,
« maringouins », « brûlots » et autres simulies, sangsues,
tout en sachant que, de part et d’autre peut-être, le glouton, le lynx, le
baribal, vous regardent passer… s’attaquer
à la hache aux chablis obstructeurs. Et aussi : l’ambiance marine
des grands lacs sombres, avec des creux où le canoë danse comme un bouchon. Faire
partir coûte que coûte le feu, même sous la pluie battante ! Plier la
tente encore humide… « On ne peut tuer ou ôter la
vie ». Dans l’énorme Boeing 747 qui rugit à 33 000 pieds, d’ouest
en est, à la rencontre du soleil, consommant pendant son trajet autant
d’oxygène qu’en produit pendant le même temps la forêt d’Orléans, et nous
ramène vers ces Etats lamentablement désunis d’Europe en ce qui concerne la
protection de la nature, régions beaucoup trop « vieilles »,
mesquines, si peu généreuses et couvertes d’usines à bois leur tenant lieu de
forêt, je songe à ces choses…
André Girard-Dephanix Rivière de l’orignal, août 1987 Chambéry 15 juillet 1996
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